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Première Mort

Tout est noir.

Un voile de lumière a l’air de filtrer au milieu de cette obscurité. Une lumière crue et froide. Il doit se réveiller.

Ses paupières s’ouvrent lentement, en lui donnant l’impression de se craqueler.

Une nouvelle fois, cette injonction. Il doit se réveiller.

La tête lui tourne. Ses globes oculaires semblent nager dans leurs orbites, son regard peine à se fixer quelque part. Cette sensation de vertige chimique en est une qu’il ne connaissait pas.

Tout est calme. Les quelques bips qu’il parvient à entendre ne sont pas ceux des messages d’alerte de ses capteurs.

Il ne la porte plus. Il ne porte plus son armure.

Ses yeux paniqués s’écarquillent brusquement, et il sollicite les muscles transis de son cou pour forcer sa tête à se relever. Le mouvement agite les fils des électrodes collées à ses tempes. Le menton contre la poitrine, il discerne sa carapace noire.

La forme rassurante de l’icône du chapitre s’étale sur les carreaux blancs du mur.

Une commande a dû être actionnée par quelqu’un. Son dossier se redresse. Une bande de métal l’empêche de glisser, le maintient contre son lit en le ceinturant sous les bras.

 — Laissez-moi me lever. »

Sa voix est rauque. Les adeptes et les serviteurs qu’il aperçoit s’affairent autour des appareils du monitoring.

Sa tête tourne encore, mais il contracte ses muscles et tente de se libérer.

 — Laissez-moi me lever ! »

Son estomac se révulse dans un hoquet nauséeux. Il n’en remonte rien, pas même un filet de bile.

L’apothicaire entre dans son champ de vision, dépassant de plus d’une tête tous les infirmiers.

 — Ce n’est pas possible, frère. Armez-vous de patience. »

Un de ses yeux voit encore trouble.

 — Pourquoi m’avez-vous attaché ? » crie-t-il en se débattant. « Laissez-moi me lever ! »
 — Vous n’êtes pas en état de le faire », annonce l’apothicaire.

Ses coups désordonnés ont fait tomber le drap. L’évidence est là, sous ses yeux. Une de ses jambes s’interrompt sous le niveau du genou, et l’autre au-dessus. La chair y est plus foncée, comme brunie par le feu, mais déjà les tissus cicatriciels de ses moignons ont commencé à se lisser.

 — Nous sommes en transit », lui explique brièvement l’apothicaire. « La campagne d’Arjetax est terminée depuis presque un an. »

Des images se mettent à lui revenir et le font encore haleter un instant. Il laisse sa tête retomber en arrière, contre l’oreiller dur. Son état d’inconscience ne s’était guère éloigné et revient le prendre.

Des flammèches crépitantes flottent tout autour, montant dans le crépuscule sombre sur les panaches d’air chaud et la fumée des brasiers. La carcasse noire quitte les décombres où elle se tenait cachée et avance sur lui à grands pas pesants.

Un réflexe lui a sauvé la vie, en le faisant se baisser sous la rafale du canon d’assaut, dont un seul des projectiles n’a fait qu’accrocher son casque.

Il se relève. Le couvert le plus proche est encore trop éloigné. L’autre bras du Dreadnought tire à son tour ; un missile part dans une traînée de fumée.

Le monde éclate à ses pieds.

Son corps cède sous lui. Une fois à terre, il perçoit encore le tremblement de la machine se rapprochant à pas lourds dans sa direction.

Les voyants de ses constantes vitales se sont allumés à l’intérieur de son casque.

Trente mètres en arrière, son escouade a réagi au bruit de l’explosion. Les premiers de ses frères l’ont presque rejoint, attirent l’attention du monstre de métal par des rafales de bolts, dérisoires contre son blindage. Le Dreadnought le dépasse en poursuivant son élan, se rue au milieu d’eux, et les crible déjà de rafales tirées en pleine course.

Le bruit s’éloigne et reflue. Il se retrouve bientôt seul. Ses cellules de Larraman tardent à endiguer l’hémorragie. D’autres silhouettes se profilent ; des armures énergétiques, qui ne sont pas vertes comme la sienne, arrivant d’un pas calme et inexorable derrière la fumée.

Son bolter est tombé trop loin. Il n’arrive pas à tendre la main jusqu’à lui. Il n’arrivera pas à se défendre.

Dans un dernier effort presque trop coûteux, il se retourne sur le ventre. Ses sens faiblissent et sa perception s’estompe.

Tout devient noir.

Les autres lits de la salle sont vides. L’heure n’est pas aux combats.

L’apothicaire est de nouveau là pour la première fois depuis son réveil. Deux serfs médicaux surveillent les écrans des pupitres et les canules reliées à ses cathéters, après l’avoir installé en position assise contre son lit redressé.

 — Andineus. »

Il tourne la tête. Le capitaine Lycos vient d’entrer à son tour dans l’apothecarion. Andineus le salue d’un signe de tête contrit, désolé de ne pouvoir se lever en sa présence. Il n’a jamais été déployé sous ses ordres, mais le capitaine remplit le rôle tacite d’administrateur des effectifs au sein du chapitre Aurora.

Lycos tend à un des serfs la plaque de données qu’il tenait en arrivant, se saisit de celle accrochée au pied du lit.

 — Votre membrane cataleptique vous aura été d’un grand secours », débute-t-il. « Si elle ne vous avait pas plongé en état d’inertie, jamais votre corps n’aurait supporté une telle perte de sang. »

Andineus courbe la tête, pratiquement honteux de sa chance d’être en vie.

 — Jambes arrachées par un tir de missile », poursuit le capitaine.
 — Un Dreadnought renégat », détaille Andineus, la mine maussade.
 — Sans doute celui-là même que notre fer de lance blindé a trouvé sur la zone quinze heures plus tard » supputa Lycos après avoir repris sa propre plaque pour y consulter le rapport d’exploration. « Début de commotion dû à une fracture sur l’avant de la boîte crânienne », reprend-il. « On vous a retrouvé face contre terre. »
 — C’est moi qui me suis tourné à plat ventre », se rappelle Andineus.

Le capitaine le fixe d’un air détaché, attendant impassible que le frère lui en fournisse l’explication.

 — J’étais désarmé, et j’ai vu arriver d’autres renégats. J’avais peur qu’ils m’achèvent si mon corps ne présentait pas de blessure fatale apparente.
 — Vous aviez tout de même cette blessure sanglante à la tête.
 — Je ne m’en suis pas rendu compte. »

Frère Andineus lève la main à son front, tâte du bout des doigts le haut de son arcade sourcilière, où se perçoit encore en creux la fêlure ressoudée.

 — Et les autres ? » s’enquiert-il.
 — D’après leurs enregistrements et les éléments retrouvés sur place, il semble que deux escouades d’hérétiques aient convergé vers leur position. » Le regard du capitaine fut terni un instant par la tristesse, mais son visage resta de marbre. « Vos frères leur ont opposé une résistance louable. »

Un deuil passager et silencieux pesa un instant autour du lit.

 — Vous avez de la chance que nous vous ayons retrouvé », conclut Lycos, avant de se retirer.

Sa main retrouve enfin la crosse de son bolter.

Le corps d’Andineus s’est remis de la catalepsie. Son bras est redevenu ferme.

Il lève l’arme. Les détonations résonnent dans la soute d’entraînement du croiseur d’attaque.

Les trois bolts sont partis trop à droite. Andineus baisse son bolter ; le technoadepte qui patientait près de lui se rapproche et son implant oculaire télescopique scrute les impacts contre le mur du fond.

 — Votre mire n’a pas pu se fausser d’autant, mais nous suggérons une compensation temporaire de trois crans, le temps que votre œil se remette.

Andineus s’en remet au jugement de l’adepte. Celui-ci approche la visseuse à cliquets fixée au bout de son annulaire droit, et procède au réglage de la hausse, avant de s’écarter pour laisser le champ libre au frère-guerrier.

Un seul tir. La silhouette métallique de la cible se renverse en arrière.

Andineus tourne la tête vers le technoprêtre et acquiesce, puis s’écarte du stand en reculant de quelques pas.

Ses nouvelles jambes sont encore raides et peinent à se lever. Un rivet dépassant du pont le fait chanceler. Un autre des technoadeptes se précipite, mais Andineus le retient en levant la main, et retrouve son équilibre de lui-même.

S’il doit s’habituer à ces bioniques, et à sa nouvelle motricité, autant y parvenir au plus vite.

 — Tout est arrangé pour votre retour en service actif. »

Andineus s’est laissé surprendre, dans la pénombre et la solitude de sa chambre d’armement. Cet instant en présence du capitaine Lycos allait pourtant survenir un jour ou l’autre. L’offensive planétaire imminente rendait inéluctable ce second débriefing.

Bardées de leurs propres plaques de céramite, ses deux jambes mécaniques ont appris à le porter. Il se relève de son banc.

Andineus, dans son armure, redevenu un frère, s’efforce de regarder le capitaine dans les yeux.

Vous étiez parti trop loin en pointe de votre groupe », l’admoneste celui-ci sans préambule, d’une voix égale et posée. « Les débris thermiques étaient trop importants autour de vous pour permettre à vos capteurs de bien y voir. Ce n’est pas ce que les écrits de Guilliman nous recommandent. »

Il serait malvenu de la part d’Andineus de chercher à le contredire. Lycos marque un silence.

 — Pour autant, le cercle supérieur du chapitre a bien conscience que ce qui vous est arrivé, à vous et à votre escouade, n’est pas entièrement de votre faute. Nous avions sous-estimé la présence hérétique. Nous avons commis l’erreur de diriger notre assaut de blindés vers la vague de cultistes, alors qu’il se serait révélé plus utile dans votre secteur. Les Night Lords avaient bien caché leur présence sur la planète. Peut-être s’y trouvaient-ils déjà depuis longtemps, et sans doute l’ont-ils quittée aussitôt après nous avoir pris par surprise. Tant d’autres sont tombés ce jour-là, »se désole-t-il, le regard à demi perdu dans le vague.

Le ton de Lycos s’est radouci au point d’en devenir presque paternel.

 — Je sais qu’il en coûte pour des guerriers tels que nous, mais vous avez eu raison de ne pas résister inutilement. Votre mort n’aurait servi à rien. Vous avez préféré parier sur votre récupération, et vous avez eu raison. Votre humilité a évité que votre potentiel précieux ne soit perdu en vain. Vos aptitudes vont à nouveau pouvoir servir le chapitre aujourd’hui. »

 — Ça n’est pas vraiment parce que je l’ai choisi que je ne suis pas mort là-bas », parvient à dire Andineus.

Sa mine est sombre.

 — Il m’aurait été plus facile de tomber au côté de mes frères. »

Le capitaine le fixe un moment, et se détourne de lui, pour partir rejoindre sa propre section aux ponts d’embarquement.

 — Nous n’avons pas tous la chance de pouvoir mourir deux fois au service de l’Empereur, » lui laisse-t-il en guise d’au revoir.

D’autres frères, de nouveaux compagnons d’armes gravissent la rampe devant lui et s’installent aux côtés des deux autres escouades dans l’habitacle du Thunderhawk.

Un dernier siège est encore libre au bout de leur rangée. Andineus s’y installe, sans vraiment connaître encore le guerrier en train de se sangler dans le siège voisin. La fermeture de la porte atténue aussitôt le bruit extérieur des turbines résonnant sur la baie tribord du croiseur.

Derrière les casques dont tous se sont déjà coiffés, Andineus s’efforce un instant de s’imaginer ces visages connus que le Dreadnought, les renégats et la fugue cataleptique lui ont pris.

Les hérétiques qu’ils s’en vont combattre ce jour ne sont pas ceux dont il voudrait se venger.

Mais tous sont exécrables à ses yeux, et l’Empereur se réjouit de chaque traître qui tombe.

L’éclairage de la cabine s’atténue. Leurs casques les rendent tous semblables, unis par leur mission. Aucun, cependant, ne paraît aussi immobile et pensif que lui.

Peut-être est-il devenu plus sombre et plus taciturne. Il ne s’en rend pas bien compte.

Mais on n’oublie pas sa première mort.